Appel à contribution

L’évolution des expressions modales à travers les langues est habituellement décrite en termes de chaînes de grammaticalisation formées par différents stades de sémanticité se succédant dans un ordre déterminé. Des éléments lexicaux ou sémantiquement plus concrets se grammaticalisent en marqueurs modaux exprimant différentes nuances de possibilité ou de nécessité (si on opte pour une définition stricte de la modalité) pour finalement subir une « javellisation sémantique » (e. g. Lehmann 2015) conduisant à un sens moins spécifique et plus abstrait. Bybee, Perkins et Pagliuca (1994) ont identifié de tels chemins de développement dans un ensemble de langues non apparentées et pour différents types de modalité. D’après les auteurs, tous ces chemins retracent une évolution partant de sens source « orientés vers l’agent » passant par des modalités épistémiques et « orientées vers le locuteur » et aboutissant à des emplois de subordination.

Van der Auwera & Plungian (1998) élaborent ces chemins d’évolutions et les réunissent dans une seule et même carte correspondant à trois domaines. Un premier domaine prémodal regroupe les différentes sources lexicales des expressions qui entrent ensuite dans le domaine modal proprement dit à travers une auxiliarisation ou un autre processus de grammaticalisation. Vient enfin le domaine postmodal qui comprend un ensemble hétérogène d’items désémanticisés qui n’expriment plus la modalité. Un exemple très connu est le cas des futurs romans issus de la périphrase modale habere + INF du latin (cantare habeo « je peux/dois chanter ») : cette dernière a cessé d’exprimer la possibilité et la nécessité en se grammaticalisant en temps verbal (chanterai). En anglais, l’auxiliaire modal should est utilisé dans des contextes non nécessifs pour marquer que l’événement dévie des attentes du locuteur : – Can I get you some coffee? – Strange that you should ask « Veux-tu un petit café ? » « C’est étrange que tu [should] me le demandes » (voir Celle 2018 : 39). A la frontière entre domaines modal et postmodal, les chemins de grammaticalisation semblent se croiser dans la mesure où les marqueurs de possibilité et de nécessité peuvent développer les mêmes sens postmodaux. Ce fait est un des principaux arguments avancés par van der Auwera & Plungian (1998) pour concaténer les différents chemins d’évolution en une seule carte. Les évolutions décrites peuvent procéder de différents mécanismes sémantiques : spécialisation, généralisation et extension du sens (métaphore et métonymie).

Ces modèles ont ensuite inspiré de nombreuses études menées à la fois dans une perspective typologique et sur des langues individuelles. La carte sémantique de la modalité a été affinée, étoffée et discutée (voir p. ex. van der Auwera, Kehayov & Vittrant 2009 ; van der Auwera 2013 ; Traugott 2016 ; Georgakopoulos & Polis 2018). On a ainsi attiré l’attention sur l’évolution de catégories modales non-verbales, la restriction aréale de certains chemins de grammaticalisation et la variation inter-langue concernant la présence et l’évolution de certaines sous-catégories modales (p. ex. Traugott 2011 ; Narrog 2012 ; Becker 2014). Des approches constructionnelles ont aussi récemment entrepris d’explorer des évolutions sémantiques liées à la fois à des processus de grammaticalisation et de lexicalisation au sein de réseaux de constructions, au-delà des unités linguistiques individuelles (e. g. Hilpert 2016 ; Cappelle & Depraetere 2016 ; Hilpert, Cappelle & Depraetere 2021 ; voir aussi Schulze & Hohaus 2020).

Dans cette conférence, nous souhaitons approfondir la réflexion sur les stades avancés dans l’évolution des expressions modales, c’est-à-dire : le passage du domaine modal au domaine postmodal, la structure interne du champ postmodal et les possibles cycles de remodalisation. Les contributions pourront s’inscrire dans n’importe quelle approche théorique et méthodologique de la linguistique sans restriction sur la (ou les) langue(s) étudiée(s). Le colloque pourra aborder, mais sans s’y limiter, les thèmes et questions suivantes :

  • Diverses notions sémantiques/fonctionnelles ont été convoquées pour décrire la sphère postmodale, comme la concession, la condition, la complémentation, l’optativité, le temps futur, la citation (« quotative »), la consécution. Dans quelle mesure ce large éventail de concepts s’applique-t-il aux langues individuelles ? À travers les langues ? Qu’est-ce que ces valeurs et fonctions partagent si l’on examine les chemins individuels de désémantisation déjà connus ? En quoi la démodalisation interagit-elle avec des éléments comme la négation, l’aspect ou le temps (voir Caudal 2018) ?
  • Quels mécanismes sémantiques et quels paramètres internes et externes du changement peut-on retrouver dans les langues du monde ? Le rôle du contexte dans l’émergence des effets postmodaux semble également primordial, comme le remarque Le Querler (2001) qui parle des emplois de pouvoir postmodal impliquant la « prise en compte de l’énoncé dans son ensemble, voire même d’une partie plus large du discours, ou encore de la communication ». Dans quelle mesure ces structures phrastiques/discursives sont-elles conventionnalisées / forment-t-elle des « constructions » plus larges (Goldberg 2010) et donc des signes linguistiques à part entière ?
  • Les limites entre les catégories qui constituent la carte sémantique de la modalité ne sont pas nettes mais plutôt graduelles voire floues (voir van der Auwera & Plungian 1998 : 88).  Quels sont les changements progressifs qui opèrent dans l’intervalle entre modalité et postmodalité ? A travers quels changements sémantiques l’origine de la modalité détermine-t-elle les valeurs post-modales qui émergent ? S’agit-il nécessairement d’un allègement ou d’un affaiblissement du sens modal, ou bien d’une « redistribution » du sens et d’un renforcement pragmatique comme dans les premières phases de grammaticalisation (Heine, Claudi & Hünnemeyer 1991, Hopper et Traugott 1993) ? Ou devrait-on parler de différents niveaux de modalité et d’un sens modal plus « élusif » comme suggéré par Celle (2018) pour certains usages de would et should en anglais ?
  • L’altération de l’intégrité sémantique opère de façon non-uniforme : certains éléments sémantiques restent, d’autres se perdent en chemin (p. ex. Lehmann 2015 : 136-137). Comment décrire le processus de désémantisation en termes de sémantique cognitive ? Quelles structures conceptuelles sont préservées dans la transition vers la postmodalité ? Comment rendre compte de l’émergence de sens postmodaux, p. ex. en termes de « profilage » (voir Langacker 2015: 211–212) ou de « dynamique des forces » (Talmy 1988 ; Kehayov 2017 : 39) ?
  • La grammaticalisation recoupe le phénomène de subjectification/intersubjectification (Traugott 2010). Par exemple, les auxiliaires du suédois et måtte montrent un haut degré d’intersubjectification en tant que marqueurs postmodaux (Beijering 2017). En français, Le Querler (2001) fait référence aux fonctions « discursives » de pouvoir démodalisé. Même le mode subjonctif, catégorie postmodale par excellence, peut être considéré comme un moyen d’assurer la cohésion du discours. L’espace temporel et modal dans lequel l’événement exprimé par les phrases subjonctives a lieu se construit dans un ailleurs. Avec une construction complétive, la principale fournit l’ancrage nécessaire à la subordonnée subjonctive, alors que la principale subjonctive s’appuie sur une prise en charge énonciative (voir Gosselin 2005 : 95). Le potentiel sémantique laissé par les composants de sens perdus sert-il d’une certaine façon l’interaction, le discours et le texte ? A travers quels mécanismes cela se produit-il ?
  • Bien que souvent associées au domaine verbal, les catégories modales ne s’y limitent toutefois pas (voir Gosselin 2010 pour différents exemples). De quelles manières la postmodalité touche-t-elle d’autres catégories syntaxiques (noms, adjectifs, adverbes) ? Les chemins de développement sont-ils les mêmes que pour le domaine verbal ?
  • La nature cyclique du changement sémantique apparaît pour diverses catégories syntaxiques et sémantiques (voir van Gelderen 2009). Dans la littérature sur la grammaticalisation d’éléments modaux, il existe des exemples d’expressions connaissant des « cycles complets » dans leur évolution. Par exemple, le temps futur est, d’une part, le résultat d’une démodalisation et, d’autre part, la source remodalisée d’un nouveau sens modal (van der Auwera & Plungian 1998 : 97). Comment appréhender les relations entre « générations » d’expressions modales ? Dans quelle mesure l’analogie entre l’évolution des organismes biologiques et le changement linguistique peut-elle être hasardeuse (Dahl 2001) ?

 

Soumission des propositions

Les propositions de communications anonymisées n’excéderont pas 500 mots (sans les références). Elles devront être déposées sur la plateforme Sciencesconf (https://postmodality.sciencesconf.org) avant le 15 décembre 2021. Chaque résumé sera évalué par au moins deux relecteurs. Les notifications d’acceptation seront envoyées aux participants en février 2022. La durée de chaque communication sera de 20 minutes, suivie de 10 minutes de discussion. La langue d’usage pourra être l’anglais ou le français.

 

Bibliographie

Becker, Martin. 2014. Welten in Sprache. Zur Entwicklung der Kategorie «Modus» in romanischen Sprachen (Beihefte zur Zeitschrift für romanische Philologie 386), Berlin, Boston: Walter de Gruyter.

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